Reportage

La militante ukrainienne Anastasiia Yeva Domani explique à l’ONUSIDA comment la communauté transgenre fait face à la guerre en Ukraine

30 mars 2022

Anastasiia Yeva Domani est directrice de l’association Cohort, experte du Groupe de travail des personnes transgenres sur le VIH et la santé en Europe de l’Est et en Asie centrale, et représentante de la communauté transgenre au Conseil national ukrainien sur le VIH/sida et la tuberculose.

L’ONUSIDA a parlé avec elle pour savoir comment elle et la communauté transgenre au sens large vont depuis l’attaque russe contre l’Ukraine.

Parlez-nous un peu de vous et de la communauté transgenre en Ukraine

Je suis la directrice de Cohort, une organisation pour les personnes transgenres. Cohort existe depuis environ deux ans, même si je milite depuis plus de six ans. Selon le Centre de santé publique du ministère ukrainien de la Santé, avant la guerre, environ 10 000 personnes transgenres vivaient dans le pays, bien que ce chiffre soit sûrement sous-estimé, car de nombreuses personnes transgenres ne communiquent pas ouvertement leur identité de genre. Beaucoup ne demandent de l’aide qu’en cas de crise, comme c’était le cas pendant la pandémie de COVID-19, et aujourd’hui à nouveau avec la guerre. À présent, nous recevons des demandes d’aide de la part de personnes dont nous n’avons jamais entendu parler auparavant, des personnes qui ont un besoin urgent d’assistance humanitaire, financière et médicale.

L’Ukraine a créé l’environnement le plus favorable aux personnes transgenres parmi tous les pays postsoviétiques en ce qui concerne le changement des documents officiels, ainsi que les aspects juridiques et médicaux de la transition entre les sexes. C’est loin d’être parfait, mais d’autres organisations et nous-mêmes avons fait notre maximum pour améliorer la situation. Depuis 2019, les personnes transgenres sont représentées au Conseil national ukrainien sur le VIH/sida et la tuberculose.

Quelle était la situation pour les personnes transgenres au début de la guerre ?

En 2016, un nouveau protocole clinique pour les soins médicaux de la dysphorie sexuelle a été adopté en Ukraine, ce qui a grandement facilité la partie médicale de la transition entre les sexes. Grâce à lui, des personnes ont pu recevoir l’année suivante des attestations de changement de sexe.

Cependant, de nombreuses personnes transgenres n’ont pas encore modifié tous leurs papiers. Certaines personnes ne les ont pas du tout changés, d’autres n’en ont changé que quelques-uns et seulement très peu d’entre elles ont tout changé, y compris leur permis de conduire, leurs diplômes et ceux liés à l’enregistrement et à l’enrôlement dans l’armée. Nous avions signalé ce problème et nous avons maintenant une guerre. De nombreuses personnes transgenres ne savaient pas qu’elles devaient se désinscrire au bureau d’enregistrement militaire.

En raison de la loi martiale, les hommes âgés de 18 à 60 ans ne peuvent pas quitter le territoire de l’Ukraine s’ils n’ont pas l’autorisation du bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaires. Nous avons beaucoup de personnes non binaires qui ont des papiers pour un homme et qui ne peuvent donc pas fuir.

Avec le déclenchement de la guerre, de nombreuses personnes transgenres sont parties dans l’ouest de l’Ukraine. Mais si vos papiers indiquent que vous êtes un homme, vous ne pouvez pas quitter l’Ukraine.

Quelle est la situation actuelle et sur quels aspects concentrez-vous votre travail ?

En raison de la guerre, nous n’avons plus personne dans certaines villes. Kharkiv comptait le plus grand nombre d’activistes transgenres après Kiev, notamment parce que beaucoup avaient quitté les régions occupées de Luhansk et Donetsk en 2014. Et maintenant, ces personnes doivent à nouveau se déplacer. Aucune information ne nous est parvenue sur la mort de personnes transgenres, mais je pense que c’est uniquement parce que nous n’avons aucun contact avec certaines villes, comme Mariupol. Beaucoup n’ont tout simplement pas eu le temps de quitter la ville avant que cela ne devienne impossible. J’ai peur que les chiffres ne soient terribles, il faudra juste du temps pour comprendre ce qui s’est passé là-bas.

Un travail important est en cours à Odessa. Nous y avons deux Yulias, des femmes transgenres qui apportent une aide incroyable à la communauté. Elles ont pris en charge des pans entiers de l’assistance et du financement. À Odessa, la situation des hormones et les médicaments est meilleure. Nous avons également toujours une coordinatrice à Dnipro, elle fait aussi un travail considérable.

Notre travail se concentre désormais sur l’assistance financière, médicale et juridique aux personnes transgenres qui se trouvent en Ukraine, où qu’elles soient, dans l’ouest de l’Ukraine, dans des abris ou des appartements, ou dans leurs villes sous les bombes. Tout le monde a peur, mais il faut quand même se raccrocher à quelque chose en soi et essayer de se battre. Je ne pense pas que tout le monde devrait partir. Je comprends que beaucoup de gens ont une dent contre la société, l’État. Pendant de nombreuses années, ils ont vécu comme des victimes. Pour beaucoup, il n’y a rien qui les retient ici, ni travail ni logement.

Qui vous soutient financièrement ?

Nous avions des projets prévus pour 2022, et littéralement le premier ou le deuxième jour de la guerre, les représentants de nos donateurs ont déclaré que l’argent pouvait être utilisé non seulement pour les projets programmés, mais aussi pour l’aide humanitaire. Il s’agissait notamment de RFSL, en Suède, qui a abordé ce problème de la manière la plus flexible possible et nous a permis non seulement d’utiliser l’argent du projet, mais aussi d’envoyer de l’argent directement à nos coordinateurs et coordinatrices afin de leur permettre de payer pour des gens le logement, les déplacements, etc.

Ensuite, GATE (Global Action for Trans Equality) a immédiatement déclaré que leurs fonds pouvaient être utilisés pour l’aide humanitaire et a promis des fonds supplémentaires. La Public Health Alliance, par l’intermédiaire du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, nous a autorisés à modifier le budget et la nature des activités prévues.

Nous allons maintenant faire ce que nous pouvons dans le contexte de la guerre, et la mobilisation de la communauté se poursuivra à Dnipro, Odessa, Lviv et Chernivtsi. De nouveaux partenaires ont fait leur apparition et ont immédiatement répondu à nos besoins.

Chaque jour, j’utilise des fonds d’OutRight Action pour répondre aux besoins humanitaires des personnes transgenres, ainsi que des fonds de LGBT Europe. Il y a aussi des dons privés, pas de grosses sommes, bien sûr, mais ils existent également.

À quoi ressemble une journée type pour vous ?

Ma journée est pleine d’échanges avec des journalistes de médias d’envergure. Je vais également au supermarché faire des courses que je distribue aux personnes qui en ont besoin. J’ai des formulaires Google dans lesquels je peux voir les demandes d’aide.

Je gère les demandes de consultations avec deux spécialistes en psychologie et en endocrinologie qui continuent de travailler en Ukraine. Je reçois de nombreuses questions concernant le passage de la frontière et je fournis des informations sur la manière de communiquer avec le bureau d’enregistrement militaire et sur les documents nécessaires pour se désinscrire.

Je reçois beaucoup d’appels, donc je dois recharger mon téléphone cinq fois par jour. Je possède deux comptes Instagram, deux comptes Facebook, trois adresses e-mail, Signal, WhatsApp, etc. Je dois être constamment joignable. Je dois également prévoir du temps pour faire la queue pendant deux heures au bureau de poste. Cela me fait perdre énormément de temps, mais les gens ont besoin que je leur envoie des médicaments. J’ai également besoin de garder du temps pour suivre l’actualité, je dois savoir ce qui se passe en première ligne, dans les villes.

Qu’est-ce qui vous donne de la force ?

Jusqu’à ce que ma famille et mon enfant quittent la ville, je ne pouvais pas travailler en paix.

Je suis actuellement à Kiev. Au cours des 10 premiers jours de la guerre, j’étais sous le choc et j’avais peur, nous vivions littéralement une heure à la fois. Maintenant que nous nous sommes habitués au danger, je n’ai plus peur. Si c’est mon destin, alors je l’accepte. Je ne descends plus dans l’abri. J’ai tant de travail, tant de demandes d’aide, d’appels, de consultations qui arrivent chaque minute.

Je suis née ici, à Kiev, c’est ma ville natale. Je me suis rendu compte que lorsque votre pays est dans une mauvaise passe, il faut rester. Je ne peux pas m’enfuir, ma conscience ne m’y autorisera pas. Je ne peux pas, car je sais que ma ville doit être protégée. Il n’est pas nécessaire d’être dans l’armée pour aider. Il y a la défense militaire, mais il y a aussi le bénévolat. L’aide humanitaire, c’est beaucoup de travail.

Qu’est-ce qui me donne de la force ? Parce que c’est mon pays, je sais que celles et ceux qui peuvent faire quelque chose, sur n’importe quel front, sont là. Nous pouvons le faire partout, tout le monde peut apporter sa contribution, faire quelque chose d’utile, et cela me donne le sentiment d’être nécessaire, un sentiment que nous pouvons réussir tellement de choses ensemble.